Avant-propos

Pour une autre approche du développement

La ligne d’entrée dans cet ouvrage est en quelque sorte biographique.

C’est la suivante : on est parti d’une expérience concernant la programmation du développement dans le cadre de l’élaboration du Plan au Maroc, il y a une quarantaine d’année. Ces études concrètes de programmation ont « débouché » très naturellement sur des analyses économiques de projets de production et sur des calculs économiques.

On s’est aperçu alors qu’on était sur les brisées d’autres approches d’évaluation de projets d’inspiration libérale comme celles de la Banque mondiale, de l’OCDE ou de l’ONUDI. Le débat, ouvert à la fin des années 60 dans le contexte d’économies en voie de développement a duré une vingtaine d’années avant d’être enseveli par d’autres préoccupations, sans cependant qu’une conclusion satisfaisante en soit donnée.

Ce même débat sur les méthodes d’évaluation de projets a resurgi en France à partir du début des années 1980, notamment lorsque le problème de la prolongation de l’activité charbonnière a été posé. En 1999, il a donné lieu alors à des polémiques assez violentes entre les syndicats ouvriers qui avaient refusé le pacte charbonnier (CGT) et le ministère des Finances.

La préoccupation qui est au centre de cet ouvrage est d’essayer de comprendre pourquoi sur une période de quarante ans et dans des contextes tout à fait différents la même difficulté dans l’analyse du développement et dans les propositions pour sa programmation est survenue et pourquoi on a rencontré une telle virulence alors qu’il s’agissait simplement d’éclairer des décisions de politique économique.

L’ouvrage se présente en sept grandes parties qui vont du descriptif de la méthode des effets et des méthodes néoclassiques, de leur comparaison critique et de leurs applications, jusqu’aux conséquences que l’on en a tiré pour l’analyse et la critique des politiques économiques préconisées actuellement.

Les deux premières parties reprennent donc avec détail l’exposé des thèses en présence sur le calcul économique devant servir de base à la programmation et l’exposé des débats qui ont opposé les tenants des différentes méthodes : méthode des effets et méthodes prix de référence.

Il est devenu progressivement clair que l’opposition n’était pas de circonstance mais de fond : d’un côté il y avait sous-jacente une certaine vision volontariste du développement, fondée sur une action publique et sur les instruments administratifs de la puissance publique nationale ; de l’autre il y avait, plus ou moins implicitement, une vision libérale de l’économie et de son développement qui conduisait à se référer à la théorie néoclassique de l’équilibre et de l’optimum – même si les conditions qui prévalaient en étaient très éloignées comme dans les pays en développement.

Concrètement, cette opposition en quelque sorte théorique s’est retrouvée sur le terrain : d’un côté on a vu s’affirmer des actions nationales visant à défendre une certaine approche du développement agricole, industriel ou des services publics ; et de l’autre, appuyé par la majeure partie des organisations internationales, on a vu se mettre en place des actions visant à ouvrir toujours plus ces économies au commerce international, commerce supposé être la condition du développement. Concrètement aussi ces oppositions se sont progressivement traduites par des rejets et des exclusions, notamment de la part d’organisations comme la Banque mondiale : la troisième partie traite de ce qu’un universitaire avait appelé « l’histoire d’une hérésie », c’est-à-dire rend compte de l’histoire de la méthode des effets.

Dans cette vision libérale du monde, non seulement il importe de mondialiser au maximum les échanges, à la recherche de l’avantage comparatif le plus grand, mais encore il convient de mettre l’ensemble des biens et services sur le marché, même ceux qui traditionnellement n’y étaient pas, comme l’éducation ou la santé, jusque là considérées comme relevant du service public et en quelque sorte réduites maintenant à l’état de simples marchandises, en quelque sorte marchandisées.

Reste encore à comprendre pourquoi mondialisation et marchandisation ont acquis ainsi une telle prégnance tant dans les enseignements que dans les politiques économiques préconisées : c’est le thème de la quatrième partie.
Pendant près de vingt ans, on l’a vu, un point de fixation, de débats et de conflits a été ouvert avec le problème de la poursuite ou de l’arrêt de la production charbonnière en France : la cinquième partie rend compte en détail de ces échanges.

C’est dans ces deux parties quatre et cinq le problème d’un autre développement qui est posé : posé sur le plan théorique pour tenter de se dégager de l’idéologie libérale dominante, posé sur le plan concret des décisions, avec ces études de maintien des activités et du refus de les soumettre uniquement au critère de la rentabilité financière.

D’autres lignes d’entrée dans ce débat sur la programmation du développement et la résorption du chômage ont également été proposées : en particulier, il y a celle, a priori évidente, qui part directement du problème de l’emploi et des objectifs de réduction du chômage pour tenter de le résoudre. À notre sens, cette démarche ne débouche pas : l’exposé en est fait en sixième partie.

Enfin, toujours pour aborder le problème du calcul économique et de la programmation, certains auteurs introduisent un agent composite « l’entreprise », collectif d’entrepreneurs et de salariés, qui vient en quelque sorte « dépasser » l’agent entrepreneur néoclassique et l’agent salarié qui vend sa force de travail.

« L’entreprise » devient ainsi un agent intermédiaire significatif entre les agents libéraux décentralisés, consommateurs et producteurs, et les agents globaux en charge du bien public et des fonctions d’utilité collective.

Cette démarche autour de l’agent « entreprise » et des coûts, à la recherche de « nouveaux critères de gestion » repose sur l’idée qu’il y a, en puissance, au sein de l’entreprise un collectif de travail dont les intérêts ne sont pas forcément divergents : l’entrepreneur et les salariés sont également intéressés par une bonne marche de l’entreprise.

C’est la démarche, caractéristique d’une démarche social-démocrate, dans laquelle le parti communiste s’est fourvoyé pendant une vingtaine d’années. Malheureusement, elle ne repose sur aucune réalité, sur aucune instance susceptible de la prendre en compte. Elle ne nous paraît pas pouvoir conduire à des approfondissements de ce problème de définition d’un autre développement, mais à une impasse, à une esquive.

Cette démarche est exposée sur un exemple en septième partie.

Marc Chervel
29 novembre 2004